A propos de gabariers

Court extrait du chapitre

 

 

 

Le flot s’accélérait maintenant. La Dordogne semblait dérangée par notre présence, et elle nous faisait part de sa mauvaise humeur. Des ondulations en dos d’âne me soulevaient l’estomac. A la première grosse vague, le canoë fut soulevé comme un fétu de paille. Il resta une seconde comme suspendu dans les airs, puis retomba lourdement en me projetant une gerbe d’eau glacée au visage. J’ai lâché la rame et j’ai poussé un cri. Je voyais tout flou. Je me suis agrippée à l’armature de la coque, et je me suis retournée pour m’assurer que Marc était toujours là. Il y était. Avec sa rame, ses cheveux détrempés, et son sourire niais. Les vagues du rapide se succédaient, ça n’en finissait plus comme dans un shaker, et à chaque fois, mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine... Je pouvais ouvrir la bouche, mais je ne pouvais pas parler. J’ai pointé mon index vers la rive, pour essayer de me faire comprendre, mais cela ne servait à rien. Des gilets de sauvetage orange et des visages nordiques apparaissaient et disparaissaient autour de moi. Puis ce fut le visage mal rasé de Léon Chastagnol, le maître gabarier, le patron, celui que j’avais vu dans ce livre racontant l’histoire de la navigation sur la Dordogne. Léon Chastagnol, dit Castagnou, fils de Joseph Chastagnol, petit-fils d’Antoine Chastagnol, tous gabariers de génération en génération depuis l’aube du seizième siècle. Il était comme un géant au-dessus de moi, avec son costume noir et son chapeau de feutre, le mégot jauni sous la moustache, le gouvernail de son Couajadour immense entre les mains et ce regard terrible, plein de colère et de mépris. Il s’empara d’une planche de chêne et la brandit au-dessus de sa tête en hurlant :

  - Veïchi, veï ! Miladïou ! Isabèleu !

Mon Dieu ayez pitié de moi, priais-je, j’ai paniqué, je suis une paniqueuse, je n’ai pas fait mon travail de matelot, voilà ce que ça donne que d’embarquer une femme à bord d’une gabarre… Je vais causer la perte de la cargaison, je vais mettre en danger la vie de mes camarades... Il va me châtier !

Le morceau de bois projeté avec force me frôla le visage. Je  repris ma pagaïe, mon aviron, je ne sais plus, et je me mis à souquer ferme pour tenter d’échapper au sceptre menaçant, mais il hurlait toujours sa colère, la main levée, grande ouverte :

« Cura l’aygua, Isabèl ! Cura l’aygua dïn courba !

La barque prend l’eau… écoper… Il faut que j’écope… Bon sang… Qu’est-ce que j’ai encore fait de l’ispoujadour ?…

Il y eût un choc sourd. La grande gabare avait heurté notre canoë, ou peut-être un rocher ? J’entendis la voix plus familière de Marc derrière moi :

- C’est bien Isabelle, allez courage, on est presque sortis ! »

Le menteur ! L’hypocrite ! Les portes de l’enfer s’ouvraient toutes grandes devant nous, oui ! La gabare de Charon nous poussait sur le Styx ! J’entendis du Berlioz ! A moi l’enfer ! Miladiou ! La rivière donnait des ruades comme un cheval voulant se débarrasser de son cavalier. Tout mon latin me revenait en vrac : Miserere mei Domine, secundum magnum misericordiam tuam ! Repentez-vous, C’est la course à l’abîme !

Et puis tout s’apaisa.

La colère de la Dordogne avait cessé comme elle avait commencé. Soupe au lait la Dordogne ? Autour de nous, il n’y avait que des canoës jaunes et des visages souriants. En jetant un coup d’œil vers l’arrière, je vis le Malpas bouillonnant qui s’éloignait. Plus aucune trace de Léon Chastagnol et de son terrifiant Couajadour, juste un piquet de bois qui flottait en surface, près de notre bateau...

Karine et Pierre nous attendirent.

« Ca va ? Demanda Karine. T’en fais une tête ! On dirait que tu viens de voir un fantôme...