A propos des gabariers de la haute-vallée

Extrait du chapitre 21

 

 

 

Le soir venu, nous nous sommes installés pour pique-niquer sur un des grandes tables de bois, en compagnie de quatre Belges joviaux, qui appréciaient manifestement le rituel du « Chabrol » Ils ont renouvelé le rite à plusieurs reprises, avec le soutien d’une bonne bouteille de Madiran, avant de nous demander si nous étions de la région, et si nous connaissions l’origine de cette coutume fort agréable.

  -  Je crois que Julien est le plus compétent sur le sujet, fit Marc.

  - Ok, Ok, soupira Julien, le maître va éclairer votre lanterne sur les cérémonies secrètes de la Corrèze profonde. Non mademoiselle, ce n’est pas un pléonasme, un peu de respect je vous prie...

Il versa quelques gouttes de soupe puis une rasade de Madiran dans chacune de nos  assiettes, nous invita d’un geste à la dégustation, puis savoura lui-même sa soupe pourpre avec lenteur, dévotement,  en faisant des grands slurps, en faisant des grands slurps...

Il s’essuya la  bouche d’un revers de manche et commença son récit :

« Pour mieux comprendre cette  région, cette rivière, il faut devenir réceptif. Il faut faire le ménage dans sa tête, ouvrir ses yeux, son cœur, son âme. Il faut oublier un moment les vacances, les canoës, les caravanes, et les voitures...

Je vous propose de commencer par la sensation. Oubliez ce qui vous entoure.

Il fait un peu frais ce soir, la tiédeur du liquide vous réchauffe, l’alcool vous réconforte, il apaise votre fatigue, vous vous sentez légèrement euphoriques. Le goût est un peu âpre, pas vraiment raffiné. Ce n’est pas une boisson pour palais délicats, le chabrol.

Cette sensation que vous avez à présent dans la bouche, ce bouillon âpre et chaud, où se mêlent les plantes, les légumes, le lard, le raisin, le sel, la terre, les paysans de ce pays, les éleveurs, les bûcherons, les pêcheurs et les gabariers l’ont eu dans la bouche bien avant vous, pendant des siècles, de génération en génération. En partageant cette sensation avec eux, vous entrouvrez une porte. Une de ces portes de la perception dont vous avez peut-être entendu parler. La porte du « Chabrol », ou du « Chabro », comme disait mon grand-père.

Ce goût rustique qui se dissipe dans votre bouche, il se dissipait dans la bouche de gabariers quand ils s’élançaient sur la Dordogne, lestés de leur énorme chargement de bois coupé. Il se dissipait dans la bouche des bûcherons, lorsqu’ils avaient repris des forces, dans la bouche des mineurs, des ouvriers de gravières, des paysans, des vignerons. Il se mêlait aux senteurs de l’herbe fraîchement coupée, au parfum des genêts, des sapins, des lavandes et des sous-bois. Il rejoignait à table le fumet du rôti de veau en cocotte, les effluves du chou farci, le petit salé, la fricassée de truites ou de saumons. Il s’effaçait les jours de fête pour laisser la place au vin vieux, au foie gras, aux magrets, aux cèpes à tête noire, aux girolles et aux clafoutis.

- Arrêtez, par pitié jeune homme, fit un des Belges en montrant son sandwich à la mimolette, vous nous mettez à la torture une fois...

- Nous avons sacrifié au rituel, continuait Julien, ils sont autour de nous maintenant, nous sommes ensemble depuis le début, parce que nous ne sommes encore jamais morts, et parce que nous nous sentons heureux au même endroit.

Poussez la porte, encore une rasade ! Faire Chabrol, c’est communier avec la terre de la Xaintrie. Vous êtes les bienvenus, maintenant. Ils vous accueillent au son de leurs cabrettes, ils vous toisent derrière leurs sourcils broussailleux, vous font tourner en bourrique, vous offrent quelques noix, une tranche de  pain bis, un verre de Ratafia ! Ainsi-soit-il. Amen.

Hou-là… Il joignait peut-être un peu trop le geste à la parole, notre conteur… Quelques curieux s’étaient approchés de la table.

- Bravo, jeune homme, fit un grand blond avec un fort accent nordique, mais qui étaient donc ces famous gabariers dont tout le monde nous parler ici ?

- Continuons notre voyage. Pour mieux les comprendre, il nous faut retourner en arrière, loin en arrière, dans la haute vallée, bien avant la construction des barrages. Je suis de ce pays, je peux vous y conduire. Je dois vous entraîner à une époque où les hommes se battaient encore avec des haches, des épées, des arcs et de flèches. Quand la rivière était comme un torrent dans les collines. A une époque où il y avait tellement de saumons dans cette rivière, que c’était devenu l’ordinaire du pauvre, et que les ouvriers agricoles devaient supplier leurs employeurs de ne pas leur en imposer aux repas plus de trois fois par semaine… Vous avez vu cette vieille cité de Beaulieu, hier ? Le Prince Noir en a fait le siège pendant la guerre de cent ans. Oui, messieurs les Anglais, oui, c’est ici que commence mon histoire. L’histoire de ces hommes à qui la Dordogne offrait une chance de bien gagner leur vie, de bien la vivre, au risque de la perdre. De solides gaillards malcommodes, miladïou, qui maîtrisèrent la navigation sur le fleuve de l’aube du seizième siècle jusqu’au début du vingtième.

La chance des gabariers, la fortune de la Dordogne, c’était les vignobles immenses qui recouvraient les coteaux du Bordelais et du Bergeracois. Les viticulteurs avaient un besoin vital de bois. De tonnes de bois. Du bois de bonne qualité, pour soutenir les pieds de vigne, pour fabriquer les cuves et les barriques.

Ce bois tant convoité, il y en avait à profusion sur les collines et les plateaux qui dominaient la haute vallée de la Dordogne. Il suffisait de le transporter. Le meilleur moyen de le faire était la voie fluviale. Les viticulteurs et les négociants étaient prêts à payer le prix pour l’obtenir, les bûcherons, les pêcheurs et les paysans des collines de Xaintrie et d’ailleurs le savaient.

Restait à trouver des hommes du pays, ayant le cœur et le reste bien accroché, pour affronter le dragon turbulent qui mugissait au fond de gorges inaccessibles. 

- A quelle époque sont apparus les premiers Gabariers ? demanda quelqu’un.

- On ne sait pas exactement. Probablement au milieu du quinzième siècle, suivant l’essor du commerce viticole en Gironde et en Bergeracois. La plupart des gabariers étaient d’abord bûcherons ou pêcheurs, et le plus gros de la charge qu’ils transportaient leur appartenait. Ils travaillaient souvent pour leur propre compte. On envoyait le bois coupé par flottage, jusqu’aux ports d’attache des gabares, en aval, là où se trouvaient les chantiers de construction des barques, qui se succédaient sur les quatre-vingt kilomètres de rapides depuis Bort les Orgues, jusqu’à Argentat : Vernéjoux, Mirande, Spontour, Le Chambon, Roumegoux, et tant d’autres... Il y a soixante ans, la construction des barrages noya les gorges et mit fin à la navigation dans la haute-vallée.

Depuis, dans cette partie haute de son cours, la Dordogne n’existe plus. Le paysage est resté magnifique, mais la rivière a disparu.

Dans « La rivière espérance », de Signol, on voit deux gabariers remonter le cours des gorges jusqu’à la source du fleuve, comme on ferait un pèlerinage. C’est beau. C’est beau comme du Signol. Mais c’est fini. C’est fini maintenant. Il n’y a plus rien à remonter. Plus rien que le silence. Il n’y a plus que des gabarres de pacotille, qui errent inlassablement, tels des vaisseaux fantômes, à la surface de sombres lacs où gisent des villages à jamais engloutis.

Le corps de la rivière a disparu, certes, mais pas son  âme. L’âme de la rivière survit encore dans le souvenir de ceux et celles qui l’ont connue avant. Avant qu’elle soit domptée, quand elle était encore sauvage. Elle est vivante dans les récits des parents et des grands-parents, elle est vivante dans les esprits, elle trace son chemin dans la mémoire, et elle attend…