SPASMO par
Patrick Micheletti (extrait)
Chapitre 18
Le coq nous a réveillées à six heures.
Ah le salaud. J’avais pensé à tout sauf à ça… Pour un fois que je
dormais comme une souche…
Personne lui avait donc expliqué qu’il y avait des invitées de la
ville…
J’ai ouvert la fenêtre. Il faisait presque jour. Le troll était
dans le poulailler. Il avait plaqué une poule au sol et tentait vainement de
lui faire subir les derniers outrages. Karine pointa son nez à la fenêtre d’à
côté.
- Tu as vu, fis-je en montrant du doigt.
- Quoi ?
- Là , dans le poulailler !
- Saleté de coq !
- Oui, d’accord, mais tu as vu ? La
poule !
- Ah oui… Il y a une poule qui a l’air mal en
point… Faudrait peut-être prévenir Julien…
- Non, pas la poule ! Tu as vu ce…..
J’allais dire : « Tu as vu ce qu’il fait avec la
poule ? » Et puis j’ai réalisé qu’elle ne le voyait pas. Elle ne
voyait pas le troll. Quelque chose ne collait pas…
Nous sommes arrivées en avance au rendez-vous avec le médecin. Il
habitait à l’entrée d’un village, à quinze kilomètres, une maison massive à
deux étages, au fond d’un grand jardin en désordre. Le toit surtout était
impressionnant. Colossal. Semblable à ceux que l’on apercevait du haut du pont
d’Argentat. Il fallait bien des murs et une charpente solide pour soutenir le
poids de ces énormes tuiles de lauzes.
Les tentacules noueuses d’une glycine beaucoup plus vieille que
nous deux réunies couraient le long de la façade. Le jardin était vraiment un
peu fouillis, avec une jolie vigne sur une arcade de fer, et d’énormes massifs
d’hortensias, mais vraiment énormes, des tons pastel, j’avais jamais vu ça…
- Il y
a des hortensias partout dans cette région, remarquai-je.
- Oui,
expliqua Karine, c’est une sorte de tradition locale, comme les bananiers…
Il y avait une cloche à la grille du jardin. Purement décorative,
comme les bananiers, mais je n’ai pas pu m’empêcher de la faire sonner… Je ne sais pas pourquoi, mais dès que
j’aperçois une cloche, il me prend une envie irrésistible de la faire tinter.
« Ding ! Dong ! » comme on dit au magasin entre initiées
quand un supérieur hiérarchique se risque à nous faire une réflexion
désagréable. On peut accompagner l’onomatopée du geste, mais ce n’est pas conseillé.
Ca basculerait dans le vulgaire, dans l’indécent. Pas de ça chez nous…
Il y avait une plaque aussi. Docteur Marc Bayet, médecine
générale, ancien interne des hôpitaux de Paris. Ah bon.
Pas moyen d’ouvrir le portail… Sa dernière remise en état devait
remonter à environ 1860… C’est le médecin qui est venu nous ouvrir, en
expliquant qu’il n’était pas bricoleur, mais qu’il allait falloir se décider à
faire quelque chose…
- Je vais vous laisser, je t’attendrai là-bas,
fit Karine en indiquant une prairie en contrebas.
- A tout-à-l’heure…
La maison était sombre et fraîche, pleine de jolis meubles rustiques,
des vrais, de ceux qui ont cessé de vieillir. Ca sentait bon le bois et la
cire d’abeille. Il me guida vers une vaste pièce qui semblait faire office
à la fois de bureau, de bibliothèque, et de salle de consultation, parce qu’il y avait un micro-ordinateur et une
table d’auscultation. Plein de beau livres, de belles reliures. Un tableau
extraordinaire dans le fond, une vache monumentale, genre
Botero. Il me prit la tension en me demandant pourquoi
cela me faisait sourire, mais je n’avais pas envie de faire la maline…
- Ca me chatouille, répondis-je stupidement.
J’ai fixé la grosse vache sans autre commentaire. Elle avait l’air
vivante… J’ai évité de la ramener également quand il a fièrement
annoncé un score de hand-ball : « 13-7, mais c’est
parfait ! »
Tout en continuant son examen, mine de rien, il commença à me
poser des questions. Non. En fait, il ne me posait pas de questions, il me
« faisait raconter » Il fallait expliquer, décrire, confier. Le genre
de méthode que l’on utilise lorsque l’on souhaite laisser son interlocuteur
s’exprimer plutôt que de lui suggérer des réponses. C’était facile pour moi.
J’avais quatre ans de péripéties médicales et paramédicales en réserve. Je
connaissais mon texte par cœur.
« A
nous deux, cher docteur ! Qu’attendez-vous de moi ? Par où commencerais-je ? »
La première crise de panique, oui. C’est le meilleur début. C’est
ce qui les interpelle le plus quelque part… Et puis les cauchemars, la phobie
de l’eau, les errances de généralistes en spécialistes, les errances
d’allopathes en homéopathes, de psychologues hors de prix en pas psychologues
pour deux sous, d’échographies en électroencéphalographies, de cardiogrammes en
myogrammes, de calcium en magnésium, de tisanes en pilules, de granules en
ampoules, de maigres espérances en amères déceptions, de sursauts d’énergie en
gros coups de déprime…
J’ai résumé, vous pensez bien… C’était d’autant plus facile à raconter
que j’avais l’impression d’être en face de quelqu’un qui m’écoutait, qui
n’avait pas l’air de me prendre pour une chieuse ou pour une névrosée. Il
notait peu, interrompait ma litanie de temps en temps pour me demander de
préciser tel ou tel point, sans plus, ce que je faisais volontiers. A un moment
j’ai senti que j’allais me répéter, radoter peut-être… J’ai
dit : « Voilà, je crois que j’en ai fait le tour… » Il m’a
répondu avec un petit air amusé :
- Je vous le souhaite, mademoiselle.
Sincèrement, je vous le souhaite…
C’était la première fois qu’une réflexion m’amusait après ce genre
de complainte. Dans la seconde j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose.
J’avais au moins une certitude. Cela suffisait. Ma décision était prise, je
venais de raconter cette errance pour la dernière fois, je ne la raconterais
plus jamais.
Ceci incurgité, il se leva pour la cérémonie traditionnelle,
s’approcha de moi, et me tapota la joue droite du bout de son index en
murmurant : « Ah oui… oui, effectivement… »
Sourire.
- Vous avez apporté vos examens ?
Demanda-t-il en jetant un coup d’œil à mon sac à dos.
- Oui, fis-je, en sortant les papiers. J’avais
amené le minimum, pas les archives, ni les radios. Que des originaux, du
tamponné, de l’incontestable.
- Ah ! C’est parfait, commenta-t-il, ça va nous
faire gagner du temps.
électromyogramme qui m’avait causé tant de tracas fut expédié en
moins de cinq secondes, à peine un peu plus pour le cardio. Il s’attarda sur
l’analyse de sang, mais surtout sur le long compte rendu du neurologue que
j’avais consulté l’année dernière en ponctuant sa lecture de
quelques « Bien… bien… bien bien bien…» un rien ironiques. Il prit
quelques notes. J’essayai de lire ce qu’il écrivait, mais je n’y parvins pas.
Il leva les yeux :
- J’écris que vous êtes en bonne santé, ou
presque. Vous n’avez rien de grave, c’est évident, mais cela, on a dû déjà vous
le dire à plusieurs reprises… Je sais que ce n’est pas votre problème…
- Et c’est quoi mon problème ?… Le ton de
la réplique lui provoqua un haussement de sourcils :
- Je crois le savoir…
- Croyez-vous ? …
Il empila la liasse d’analyses et me la tendit un peu brusquement.
Mon cœur sauta un battement.
- Rangez cela dans vos archives, dit-il, et
laissez-moi vous expliquer ce que je crois. J’ai pris le temps de vous écouter,
maintenant c’est à votre tour. D’accord ?
J’ai fait oui de la tête.
- Compte tenu des symptômes que vous décrivez,
de votre état de fatigue, et de
l’itinéraire qui a été le vôtre ces quatre dernières années, je me doute que
vous devez parfois avoir les nerfs un peu à vif et ressentir une certaine
frustration, ou même une certaine défiance vis à vis du corps médical… Je sais
que c’est un peu agaçant de s’entendre dire et répéter que tout va bien, alors
qu’on se sent franchement mal et que l’on ne parvient pas à se soigner. Je sais
que vous en souffrez réellement, puisque vous exprimez une plainte, mais je ne
vous conseillerais pas, comme l’ont fait certains, d’essayer de « prendre
sur vous ». Votre seul effort de volonté ne pourra pas vous rendre moins
anxieuse. Vous pouvez seulement espérer le devenir, mais cela n’améliorera pas
votre état. Si vous le voulez, vous pourrez faire les exercices que je vais
vous montrer. Vous pourrez aussi apprendre à respirer calmement et à vous
relaxer. Vous pourrez pratiquer des activités physiques adaptées, surveiller
votre alimentation, tenir à distance les causes de stress ou apprendre à les
dominer, éviter le café, le tabac ou l’alcool, ça c’est possible, et puis trouver
votre propre chemin, partir à la recherche du bonheur… Votre terrain
spasmophile est ce qu’il est. Vous ne pouvez pas le changer. C’est votre état
d’esprit qu’il faut changer. Si vous passez votre vie à attendre de n’être plus
spasmophile, c’est comme si vous attendiez de ne plus être blonde. Un bon
conseil n’attendez plus, commencez tout de suite autre chose.
- Je m’excuse, mais c’est facile à dire…
- N’aviez vous pas les cheveux longs la
dernière fois que je vous aie vue ?
Bien observé…
- Donc, vous avez déjà commencé…
- Ai-je fait le plus difficile ?
- Je ne crois pas avoir dit que ce serait
facile. Vous n’y parviendrez pas toute seule. Il vous faudra du temps, et vous
aurez besoin de mon aide. De l’aide d’autres personnes aussi…
Lesquelles ?
- Je ne sais pas. Cela dépendra de vous. Ce
sera à vous d’être attentive, quand le moment sera venu.
- Je ne comprends pas ce qui se passe dans ma
tête, dans mes muscles, dans mes organes… Cette agitation incessante, cette
impression de perdre le contrôle de moi-même… Personne n’a jamais su
m’expliquer…
- Ne pas comprendre les troubles que l’on
ressent est anxiogène. Tomber dans l’excès inverse l’est aussi. Je vais essayer
de trouver le juste milieu pour éclairer votre lanterne... Vous savez ce que
c’est qu’un champ de mines ? Oui ? Imaginez une grande plaine
caillouteuse en plein soleil, déserte et paisible, comme si de rien n’était.
Puis un gugusse déboule avec son 4X4 flambant neuf et boum ! Feu
d’artifice ! Eh bien votre cœur de spasmophile, entre autres organes à
soucis, c’est comme un champ de mines. Faut pas trop les taquiner vos mines...
On les appelle bêta, mais elles sont pas stupides, juste un peu susceptibles,
soupe au lait, je dirais... Le véhicule tout terrain qui déboule, dans notre
jargon, on appelle ça une catécholamine. Les hormones du stress. Adrénaline et
compagnie. Rapides et puissantes comme des 4X4 de luxe. Elles sont efficaces en
cas de besoin, pour réagir rapidement dans les situations de danger, par
exemple, mais elles ne font pas dans le détail. Elles font parfois des ravages
dans la campagne, et puis, il faut savoir encaisser les secousses…
- Il n’y a pas de démineur ? ...
- Si, le
démineur, s’appelle bêta-bloquant.
- Au début, j’ai eu peur d’avoir une maladie
rare...
- Les maladies rares sont rares par définition.
Elles existent, mais touchent un nombre très réduit de personne. C’est aussi
difficile d’en attraper une que de gagner au Loto...
- Je
suis peut-être névrosée...
- Cela
m’étonnerait. Les névrosés subissent leur état, ils ont tendance à s’y
enfoncer, alors que les spasmophiles le refusent et font tout ce qu’ils peuvent
pour en sortir. La névrose est une maladie, vous, Ce n’est pas une maladie que
vous avez, c’est un syndrome. Que cela vous rende malade, c’est un autre
problème, mais ce n’est pas une maladie.
-
Qu’est-ce que vous entendez par syndrome ?
-
C’est un ensemble de symptômes, comme ceux que vous décrivez. Le SIDA,
par exemple, est un syndrome. Le syndrome immunodéficitaire acquis.
-
Je sais que c’est beaucoup moins grave, je le sais, mais quand même,
j’aimerais bien savoir comment ça se soigne...
-
Il faut un peu de patience, un peu d’expérience, et puis il faut
s’inspirer du combat d’Héraclès contre l’Hydre de Lerne.
-
Oui... Mais encore ? ...
-
Vous connaissez la mythologie grecque ? Les travaux
d’Hercule ?
-
Pas vraiment, non. Ah, si, les écuries d’Augias, quand il doit faire le
ménage à fond en dix minutes, ça, je sais faire...
-
Je veux parler du deuxième travail d’Hercule, commandé par Eurysthée.
Tuer le serpent d’eau géant tapi dans les marais de Lerne, qui dévorait les
voyageurs imprudents.
Le
monstre avait été conçu par Typhon et Echidna, puis élevé par la déesse
Héra, l’ennemie jurée d’Héraclès. La bête possédait de multiples têtes, qui
repoussaient chaque fois qu’on les coupait. L’une de ces têtes était immortelle,
et ne pouvait être tranchée qu’avec une serpe d’or. La région de Lerne était
un lieu étrange, à la fois paradisiaque et maléfique, entre la mer et la ville
d’Argos, au pied du mont Pontinos. On célébrait des rites nocturnes dans un
bois de platanes sacrés, au bord du fleuve Amymoné. C’est ici que suivant
les traces d’Hadès et de Perséphone, Dionysos ouvrit un passage vers les enfers
qui lui permit de retrouver Sémélé.
L’Hydre errait inlassablement dans les marais sans fond de Lerne,
s’aventurant parfois jusque dans les eaux du lac Alcyonien. La vision de son
corps de chien et de ses multiples têtes de serpent terrorisait les voyageurs.
Réputé invincible et cruel, il attaquait avec une férocité incroyable, ses
têtes tranchées ou écrasées repoussant aussitôt pour inoculer à ses proies un
venin mortel. Il aurait fallu les brûler, les têtes, mais c’était pas simple...
Il paraît même que l’infecte créature tuait par le simple effet de son odeur ou
par le souffle de son haleine fétide...
-
Mais alors, interrompis-je, il y des tas d’Hydres de Lerne sur mon lieu
de travail ! ... Il faut que j’en parle à la sécurité... Vous n’auriez pas
le numéro de portable de ce monsieur, comment vous dites... Héraclès ? ...
Le médecin-conteur sourit, mais ne perdit pas le fil de son histoire.
-
C’est amusant, mademoiselle, mais venons en au traitement, maintenant,
où l’on voit comment le héros vient à bout du syndrome multicéphale. Où en
étais-je ? Voyons...
-
A l’haleine fétide...
-
Exact. Héraclès était sûr de sa force, mais il n’était pas inconscient.
Face à un tel monstre, mieux valait mettre toutes les chances de son côté... Il
sollicita donc l’aide de son neveu Ioalos, mais aussi de sa protectrice, la
déesse Athéna.
La déesse conduisit les deux hommes jusqu’au repaire de l’Hydre, sous un
platane, près de la source du fleuve Amymoné. Blessé par les flèches enflammées
d’Héraclès, l’Hydre furieux se précipita sur le héros et s’enroula autour de
ses jambes. Une créature d’Héra, sous la forme d’un crabe géant, jaillit alors
du marais, mais Héraclès s’en défit aisément.
Il écrasa alors les têtes du serpent avec sa massue, mais elles repoussaient
aussitôt, rendant le combat inégal. Inspiré par Athéna,
Ioalos cautérisa les plaies de l’Hydre avec une torche enflammée. Le sang
ne coulant plus, les têtes cessèrent de repousser. Pour l’achever, Héraclès
trancha la tête immortelle avec une serpe d’or, puis il trempa la pointe de
ses flèches dans le sang de l’Hydre, afin de les enduire de venin. Malheureusement
pour lui, Eurysthée annula l’épreuve, considérant qu’ Héraclès avait triché en se faisant aider par Ioalos...
-
Tout ça pour rien, alors, finalement ?...
-
Pire encore, puisque après le combat contre le centaure Nessos, Héraclès
périra pour avoir revêtu la fameuse tunique imprégnée du venin de l’Hydre. Une
sorte de vengeance posthume. Mais c’est une autre histoire...
-
Triste fin, constatais-je, mais je ne vois pas très bien où vous voulez
en venir...
-
Ah, oui... Pardonnez-moi cette petite digression, mais je pense que cela
vous permettra de mieux comprendre le traitement que je vous proposerai.
Il prit une feuille d’ordonnance et commença à dessiner une sorte de dragon
très très moche.
-
Voyez-vous, continua-t-il, chacun des symptômes que vous décrivez est
comme une des têtes d’une Hydre malfaisante que j’appellerai le Syndrome. Si on
veut terrasser la bête, il faut trancher toutes les têtes, et s’assurer
qu’elles ne repousseront pas... Il faut vaincre l’insomnie, la fatigue, les
vertiges, les tremblements, les palpitations, les angoisses, les douleurs, les
malaises, les carences minérales, la mauvaise hygiène de vie, le stress, les
phobies, j’en passe, et des meilleures...
-
Un vrai travail d’Hercule... Mais que faites-vous pour la tête
immortelle ?
-
La tête immortelle, c’est l’anxiété. Pas facile d’en venir à bout, je le
reconnais... Il faudrait retrouver cette serpe d’or oubliée dans les Marécages
de Lerne... Le remède miracle qui guérirait le mal sans produire aucun effet
secondaire désagréable.
-
C’est quoi, l’anxiété ?
Un ange passa.
Bonne question. J’aurais besoin d’un certain temps pour y répondre, à
supposer qu’il y ait une réponse… « Au fond de notre cœur l’inquiétude
vient s’établir » disait Faust. C’est un état que l’on peut qualifier sans
risque de « désagréable ». Un trop plein de sensibilité et
d’imagination. Il y a certainement une définition différente pour chaque être
humain, sans compter les animaux, qui en souffrent aussi, dans une moindre
mesure. Certains pensent même, comme Cioran, que l’anxiété est consubstantielle
du monde, et qu’il serait donc logique d’être anxieux à tout instant, vu que le
temps lui-même n’est que de l’anxiété en pleine expansion, une anxiété dont on
ne distingue ni le commencement ni la fin, une anxiété éternellement
conquérante…
-
C’est radical…
-
C’est du Cioran… Le côté mauvais coucheur du personnage… Il faut en
prendre et en laisser. C’est vrai que nous sommes tous atteints par l’anxiété à
un moment ou à un autre, mais nous y réagissons de manière différente.
L’anxiété n’est pas toujours maléfique. Jusqu’à un certain point, c’est une
forme de dopant indispensable à l’équilibre du système nerveux. Certains
sportifs, par exemple, sont beaucoup plus performants en situation de stress ou
de pression. Ce n’est que lorsque le seuil de tolérance est atteint que les
problèmes surviennent. Palpitations, trac, rougeurs, sueurs froides, insomnies,
vertiges, et dégringolade… On entre dans un cercle vicieux où l’anxiété se
nourrit des troubles qu’elle provoque. La trouille génère des palpitations qui
génèrent une trouille aggravée et ainsi de suite… Vous vous souvenez
certainement de ce match, France-Brésil, la finale de la coupe du monde de
football 1998. Impossible d’y échapper, hein ? Et un, et deux, et trois
zéro !… Quelques jours avant le match, Ronaldo, le meilleur joueur
brésilien, fut pris de sensations de vertiges, de palpitations, de crises
d’anxiété, d’accès de fatigue... Toute la panoplie... Des tas de médecins se
sont précipités à son chevet, on lui a pratiqué tous les examens possibles et
imaginables, sans rien trouver, tant mieux pour lui, il est en super-forme
aujourd’hui... A l’époque, personne n’a réussi à le soigner, et personne n’a
jamais élucidé le mystère... Cela a complètement déstabilisé son équipe.
Il est probable que la crise de spasmophilie de Ronaldo a été pour une
bonne part dans la victoire de l’équipe de France en 1998...
Presque tous les changements dans la vie quotidienne, petits ou grands,
sont générateurs d’anxiété : La compétition, la pression, La mort, la
maladie, le couple, la religion, l’argent, le travail, le sexe, les enfants, et
même les loisirs, les vacances, la télévision, les fêtes familiales… Les
situations génératrices d’inquiétude ou de comportements d’évitement sont
innombrables. Mais il faudrait aussi parler de la différence entre peur et
angoisse... La peur est toujours associée à un objet, pas l’angoisse. C’est ce
qui la rend insaisissable. On sait toujours de quoi on a peur, on sait rarement
pourquoi on est angoissé. Les causes sont multiples. Génétiques,
physiologiques, psychologiques, familiales, sociales… Un vrai sac de nœuds je
vous dis…Une toile d’araignée inextricable qui se tisse à la fois autour de
nous et au plus profond de notre cerveau. Savez vous que le cerveau humain
contient plus d’un million de milliard de connexions ? Si l’on parvenait à
les compter à raison de mille par seconde, il faudrait 30 000 ans pour en venir
à bout. Difficile de comprendre comment et pourquoi tout cela fonctionne, ou ne
fonctionne pas…
-
Il existe des médicaments
pourtant ?
-
En effet. Très nombreux, très demandés, et très efficaces, du moins
jusqu’à un certain point, comme celui que vous gardez tout le temps dans votre
poche, au cas où...
-
C’est quoi au juste, les anxiolytiques ?
- Ce sont des benzodiazépines, pour la plupart.
BZD pour les branchés : Rivotril, Hypnovel, Narcozep, Témesta, Lysanxia,
Séresta, Tranxène, Vératran, Mogadon, Noctamide, Halcion, Urbanyl, Xanax,
Victan, Lexomil, la liste est longue, très longue.... Les petits enfants du
Fameux couple Librium-Valium des années soixante, en quelque sorte... A
l’époque, on appelait ça des tranquillisants.
- Et ils agissent comment ?
- Oh, c’est tout bête : Les agonistes à
effet allostérique modulent la sensibilité du récepteur GABAA de la cellule
nerveuse. Pour être plus clair, ils augment la fréquence d’ouverture des canaux
chlorure GABA-dépendants, ce qui, bien entendu, favorise l’effet du GABA...
- Oui…
C’est passionnant… Mais encore...
-
Quand j’ai raconté ça la première fois à votre copain Julien, il a cru
que je parlais des Gabarres... En fait, c’est de l’ acide gamma amino butyrique
qu’il est question. L’ «hormone du sommeil » Il suffit d’augmenter la quantité de chlore à
l’intérieur des cellules nerveuses pour renforcer les effets inhibiteurs du
GABA.
- Et
le résultat de tout ça ?
- Le
résultat : c’est l’effet GABA. Une légère euphorie, une diminution du
stress et de ses conséquences, comme le trac, ou les palpitations, un meilleur
sommeil, moins de cauchemars. En clair : « Je vais bien, tout va
bien !... »
- Une
sorte de pilule du bonheur ?
- En
apparence seulement. Pour être plus sérieux, ces BZD ont des tas de propriétés
intéressantes, mais surtout, ce sont des anxiolytiques très efficaces. Et très
appréciés, donc très rentables... Les Français sont les plus gros consommateurs
mondiaux de ces jolies molécules. Pire que le vin rouge et le camembert au lait
cru réunis...
-
Pourquoi dites-vous « En apparence seulement » ?
- Il y
a toujours un prix à payer, et celui-ci n’est pas remboursé par la sécurité
sociale... L’effet GABA précède l’effet gueule de bois, si vous voulez. Il y a
des effets secondaires, tertiaires, et même carrément indésirables... En gros,
des problèmes de mémoire, de concentration, de somnolence, mais le pire, c’est
l’accoutumance. Plus on en prend, plus on a besoin d’en prendre, d’où cette
consommation frénétique dans certaines populations ou dans certains pays, comme
le nôtre. Si l’on stoppe les BZD, le sevrage s’avère pénible, avec une
augmentation brutale de l’anxiété, de l’insomnie, et des cauchemars... Un état
de manque, quoi...
- Faire
moins de cauchemars, c’est plutôt une bonne chose, non ?
-
Chère mademoiselle, à l’heure où nous nous parlons, personne sur cette
terre n’est en mesure d’expliquer pourquoi le cerveau humain a besoin de rêver.
Ni pourquoi ni comment, d’ailleurs. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit
d’un besoin vital. Les rêves, comme les cauchemars, se produisent durant un des
cycles principaux du sommeil, que l’on appelle le sommeil paradoxal.
- Ca,
je connais !
- En
cherchant bien, des spécialistes du sommeil se sont rendu compte récemment que
certaines doses de benzodiazépines pouvaient supprimer la quasi-totalité du
sommeil paradoxal. Plus de paradoxal, plus de rêves. Plus de rêves, plus de
cauchemars. CQFD. Maintenant, quelles peuvent être les conséquences à terme de
cette suppression sur le cerveau humain, je n’en ai pas la moindre idée. Ni
moi, ni personne...
- Il y
a une chose qui m’échappe dans votre raisonnement : Vous dites ne pas
connaître la nature de l’anxiété, et pourtant, vous connaissez des médicaments
pour la supprimer ?
- A
votre avis, la lumière, c’est une onde ou un flot de particules ?
- Je
n’en sais rien et je ne vois pas le rapport...
- Vous
ne connaissez donc pas la nature de la lumière, et pourtant... Si vous appuyez sur
cet interrupteur, là, vous allez voir, elle va s’éteindre... Etonnant,
non ?
Il joignit le geste à la parole, et nous plongea dans la pénombre. Il
souriait béatement, très satisfait, semble-t-il, de sa petite démonstration.
-
Et je fais quoi, moi, avec ça, m’enquis-je, en sortant la petite boîte
d’anxiolytiques que je gardais en permanence dans ma poche.
-
Gardez la pour l’instant, et prenez en encore si vous en ressentez
vraiment le besoin. De toutes façons, le seul fait d’avoir cette boîte dans votre
poche, cela diminue déjà votre anxiété, sans même en consommer. C’est toujours
ça de gagné, mais il est bon de savoir que ces petites pilules agissent comme
des drogues, en provoquant des phénomènes d’accoutumance et de sevrage. On
coupe la tête de l’Hydre avec autre chose qu’une serpe d’or, et elle repousse
inlassablement... Il en repousse même souvent plusieurs, plus résistantes et
plus hideuses que la première, comme dans la légende...
-
Le remède serait donc pire que le mal ?
- Ce n’est pas ce que je dis. Les
anxiolytiques sont d’excellents médicaments lorsqu’ils sont prescrits à bon
escient, de manière ponctuelle, et dans le cadre d’un traitement adapté. Ils
sont nuisibles lorsqu’ils sont prescrits à l’aveugle et de manière
systématique.
- Vous voulez dire que certains médecins se
débarrassent ainsi des malades entre guillemets « pénibles » ?
-
N’exagérons rien... On continue à nous faire prêter le serment
d’Hippocrate, par précaution, mais il y a quand même beaucoup d’excellents
médecins. Il leur manque parfois du temps, de la patience, ou de la motivation
pour traiter des patients fatigués, et irritables qui réclament de la
disponibilité, de l’écoute, et du suivi. C’est pas toujours simple, et c’est
trop facile de leur jeter la pierre, même si certains refusent d’avouer leur
ignorance, ou tentent de la masquer derrière un jargon prétentieux. Ce n’est
pas toujours simple d’appréhender ce type de syndrome insaisissable, presque
invisible. J’ai mes propres difficultés. Je comprends ce que certains patients
me disent, je vois de quoi ils veulent parler, mais je suis incapable de savoir
ce qu’ils ressentent vraiment. C’est difficile de communiquer son mal-être...
La douleur est un langage très subjectif vous savez... J’ai choisi une autre manière
d’exercer ce métier, mais c’est un luxe que tous les praticiens ne peuvent pas
ou ne veulent pas se payer. Certains patients sont très revendicatifs, et il
faut parfois faire des concessions, si l’on veut conserver sa clientèle.
-
Faites-vous parfois ce genre de concessions ?
-
Si c’est pour éviter qu’un de mes malades tombe entre
les pattes d’un charlatan, oui. Je traite au cas par cas, et je décide
en fonction des circonstances et de l’état psychologique du patient. Lorsque
je supprime ou refuse un anxiolytique ou un tranquillisant, j’explique pourquoi,
et j’explique par quoi je vais tenter de le remplacer. La relation médecin-malade
qui succède à la phase d’écoute est un élément essentiel dans ce type de traitement.
Bien souvent, on fait appel au médecin, mais on s’en méfie... S’il ne s’établit
pas une relation de confiance et de respect mutuel, il y a peu de chance d’aboutir
à un résultat favorable, peu de chances de convaincre le malade d’apprendre
à se prendre en charge. Si le malade désorienté sent que le médecin est lui
même désorienté, il va douter, aller voir un autre médecin pour se faire confirmer
le diagnostic, puis un troisième, pour faire confirmer le diagnostic du second,
puis quelques spécialistes, pour être bien sûr, un par organe, de préférence,
mais ça ne suffira pas... Quand il aura épuisé son stock de médecins indécis,
le malade va avoir besoin de se rassurer. Il va chercher quelqu’un qui sait,
ou du moins qui donne l’impression de savoir, cela suffit, quelqu’un de sûr
de lui, qui parle haut, l’air pénétré, quelqu’un qui va lui donner du clinquant,
de l’inspiré, du cérémonial, du regard halluciné, de l’extraterrsestre, de
l’abracadabrantesque !
Il commencera à aller voir des gens qui ne sont pas forcément de mauvaise
foi, mais qui ne sont pas médecins, qui vont le manipuler à tous les sens
du terme, lui donner des conseils, parfois bons, où même le soigner, avec
un peu de chance, mais ils sont en général incapables d’établir un diagnostic,
et c’est là que ça peut devenir dangereux pour le patient qui couve réellement
quelque chose… Certains glisseront vers d’autres catégories de charlatans
qui leur expliqueront que tout leur mal vient de la position des astres le
jour de leur naissance, mais que pour éradiquer le mal, il faut donner le
numéro de sa carte bleue... Dans la région, certaines personnes croient dur
comme fer que leurs crampes ou leurs rhumatismes sont causés par des fées
ou des sorcières contrariées et qu’ils doivent s’exorciser en trempant leurs
mains chaque soir dans de l’eau à quarante degrés pendant une demi-heure...
-
C’est pratique pour bouquiner...
-
Le problème, c’est le sentiment d’insécurité croissant qui va ainsi
s’installer chez le patient, associé à un désir irrationnel de ne pas mourir.
Le sentiment d’insécurité est l’instinct le plus fondamental de l’être humain,
avec la tendance à la domination, et la recherche de l’ordre. Ce sont des
archétypes. Ce sont également ces instincts qui sont apparus en premier dans le
monde animal. Les prêtres et les gourous savent cela parfaitement, et savent
l’utiliser à leur profit. La technique
de recrutement des sectes est toujours la même : On convainc les futurs
adeptes, via des questionnaires soigneusement orientés, qu’ils ne sont pas en sécurité, qu’ils n’ont
pas de repères, qu’ils sont malades et qu’ils doivent se faire soigner. Bien
entendu, le remède proposé est la soumission aux préceptes de la secte. La
soumission au Gourou, l’obéissance aveugle. Tout cela passe par un lavage de
cerveau systématiquement associé à une pseudo-purification du corps. Toutes les
religions sans exception imposent des tabous visant à purifier l’âme et le
corps. Une dame est venue me voir le mois dernier avec des brûlures d’estomac
épouvantables. Une guérisseuse lui avait donné à boire de la Myrrhe broyée avec
du vin, de l’encens blanc, et de la poudre d’Agathe, pour purifier sa vésicule
biliaire...
-
Mais ils obtiennent parfois des résultats ?
-
Par expérience, ils utilisent parfois la bonne méthode, mais un proverbe
chinois dit que si l’homme de travers utilise le moyen juste, le moyen juste
opère de travers...
-
Ca peut durer longtemps...
-
Très longtemps... Jusqu’à la lassitude. Jusqu’au moment où le patient se
rend compte qu’il en a fait le tour et qu’il est revenu à son point de départ,
toujours en portant le fardeau de ce désir irrationnel de ne pas mourir...
-
Un peu comme dans un labyrinthe...
-
Tout à fait Isabelle.
-
Je comprends. Je connais même certaines personnes qui vont d’un médecin
à l’autre jusqu’à ce qu’ils en trouvent un qui accepte de faire une ordonnance
sous la dictée...
-
Rassurez-vous, j’en connais aussi...
-
Il faut que je vous avoue quelque chose… Avec Karine, nous avons
consulté récemment un psy qui nous a affirmé que la spasmophilie n’existait
pas, que c’était du folklore, une spécialité purement Franchouillarde, comme le
camembert ou la crise de foie, que cela n’existe dans aucun autre pays au
monde, que ce qui existe, c’est la panique, que nous sommes des paniqueuses...
-
Il n’a pas tout à fait tort, dans un sens, au moins de son point de vue,
mais son analyse est affaiblie par un autre syndrome, commun à bon nombre de
spécialistes : Le syndrome des oeillères. La conviction de détenir la
vérité. En fait, il fait une confusion entre la Bête et le nombre de la Bête.
666 n’a jamais été un monstre apocalyptique. C’est juste un nombre. Dire que la
crise de foie n’existe pas en Chine, ça n’empêchera pas les Chinois d’avoir la
jaunisse. On peut choisir un autre nom pour la spasmophilie, cela n’améliorera
pas l’état du patient. Prenez l’exemple du pinard : Pas plus Français que
ça, non ? On boit du vin partout pourtant. Mais c’est pas du pinard. C’est
du wine, du vino, du vinho, bref : tout ce que l’on veut sauf du pinard.
Mais si l’on dépasse la dose, d’un bout à l’autre de la planète, on se retrouve
avec exactement la même gueule de bois carabinée. Et là , on se fout bien du
nom par lequel on désigne la cause du mal, on a juste besoin d’un peu
d’Alka-Seltzer...
Chaque pays, chaque civilisation a donné un nom différent au syndrome anxieux
qui nous occupe. Cela confirme simplement que ce syndrome est extrêmement
difficile à cataloguer. Il est protéiforme. Chaque patient possède le sien
propre, différent de celui du voisin. Les Anglais et les Américains appellent
cela « Panic attack », comme à Hollywood ; Dans les pays Hispaniques
c’est plutôt « Ataques de nervios » ; Les Italiens lui donnent
un autre nom, dérivé de « E pericoloso sporgersi ! » ; Les
Belges et les Marocains en ont changé plusieurs fois ; Les Africains
soupçonnent les ancêtres contrariés et les mauvais esprits ; Les Japonais
invoquent le « Shinkeishitsu »,
oui madame, typiquement Japonais le Shinkeishitsu ! Les Papous de Nouvelle-Guinée
parleront de « Huka-huka » ; Et même les esquimaux souffrent
parfois, un peu comme vous, du « Vertige du kayak »
-
C’est une boutade ?…
-
Absolument pas. Il ne faut pas s’attarder sur l’étiquette collée au mal.
D’ailleurs, « spasmophobie » aurait été plus adéquat. En général les
spasmophiles détestent les spasmes qui les perturbent, et font tout leur
possible pour s’en débarrasser. C’est ce qui les différencie principalement des
dépressifs. Non, ce qui importe, c’est la manière d’aborder ce type de plainte,
parce que si le syndrome est connu sous des noms différents, les troubles
décrits par les patients sont les mêmes partout. Ils sont universels. Je ne
sais pas s’il existe d’autres planètes habitées dans l’univers, mais si c’est
le cas, il est probable que les extraterrestres doivent aussi souffrir de
troubles liées à l’hyperémotivité, à l’anxiété, ou à la perception d’un
environnement hostile. C’est d’ailleurs très bien décrit dans E.T., le film de
Spielberg. Souvenez-vous : Le fameux « E.T. téléphone maison… » Pathétique…
Il est aussi probable que les extraterrestres n’ont jamais entendu parler
de spasmophilie...
-
On leur demandera quand ils viendront...
-
Je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire...
Je me suis dirigée vers la bibliothèque pour pouvoir toucher les belles
reliures de cuir. Il me rejoignit.
-
Il y a ici quelques livres qui pourraient vous intéresser, mademoiselle.
Voyons… Ceux qui ont peur de l’eau, ceux qui n’en ont pas peur… Le
radeau de la Méduse… Dur…Alain
Colas… Manureva… Victor
Hugo, Oceano Nox…Peut-être…
-
Pourquoi peut-être ?
-
Vous aimez Hugo ?
-
J’aime son humour involontaire. Si typique des gens qui se prennent trop
au sérieux... Il a dit, entre autres :
« Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux. »
-
Scrofuleux ?
-
Parfaitement, scrofuleux !
On en apprend tous les jours… Voyons par içi… Nicolas
Hulot… Tiens, savez vous que l’eau polluée tue vingt mille personnes par
jour dans le monde… Hé oui. Quatre fois le World Trade Center, tous les jours !
Voyons un peu… L’Atlantide, l’Atalante, Le rapport d’enquête officiel suite
à l’accident
du Koursk. Non. Trop dur. La Finlande, pays des mille lacs… La bataille
de l’Atlantique… Lautréamont : « Il reste à la psychologie beaucoup
de progrès à faire. Je te salue, vieil océan !» Ca reste vrai… Trenet, la mer… C’est mal rangé
ici… Les tsunamis,
El nino,
La pêche
à la truite en Amérique, une curiosité… La Lyonnaise des Eaux, Vivendi,
histoire d’un naufrage… Les crues du Brahmapoutre au Bangladesh… L’or du Rhin ?
Mais qui a encore touché à mes disques ?… Le monstre du Loch Ness… Fitzcarraldo…
Le Nil : Une rive pour les morts, une rive pour les vivants, un fleuve
pour les touristes… La sirène du Mississipi… La Genèse… Devenez plombier en
dix leçons… La mousson sur la côte de Malabar… Valéry, le
cimetière marin « O puissance salée ! Courons à l’onde en rejaillir
vivant ! » Tiens, François Villon « Je
meurs de soif auprès de la fontaine… » Ca vous fait rire mademoiselle Fontaine ?
-
On me l’a déjà faite celle là… et quelques autres… Mais dites-moi, on
dirait qu’il y a de la poésie là-dedans !
-
Oui, il y en a aussi. Tenez, voyez : Lamartine,
Le lac. Marboeuf :
« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage… » Il était maître
des Eaux et Forêts, Marboeuf… Ceci, aussi : « Je cherche une goutte
de pluie qui vient de tomber dans la mer… » Supervielle.
Ah ! Keats !
Magnifique… Sur sa tombe, il a fait graver : « Ici repose celui
dont le nom était écrit avec de l’eau… » Il a aussi écrit un très joli
poème, à propos d’une certaine Isabelle, qui arrose un petit pot de basilic
avec ses larmes : « Claire Isabelle, pauvre et naïve Isabelle… »
Mais qu’est-ce que ces disques font ici ? Encore ma fille qui a tout
dérangé… Cabrel… Balavoine…
-
Vous aimez Cabrel ?
demandai-je.
-
Oh, oui, comme tout le monde, je crois… Mais pourquoi ?…
-
Non, comme ça… Il y a encore de la poésie sur l’eau ?
-
Justement, Balavoine s’y est
essayé lui aussi. Attendez… Ca va me revenir… Ah ! : « Pris
dans leurs vaisseaux de verre, les messagent luttent, mais les vagues les
ramènent… » Je ne me souviens plus… C’est sûrement moins Lautréamonesque...
Le pauvre est mort bien jeune, en plein désert… Comme quoi on peut avoir de
gros problèmes, même quand il n’y a pas d’eau à l’horizon… Ah ! Célèbrissime
celui-ci, on ne s’en lasse pas : Apollinaire. « L’amour s’en va
comme cette eau courante, l’amour s’en va, comme la vie est lente, et comme
l’espérance est violente… » Revenons à nos moutons. Voyons par ici… L’Elbe,
le Danube, le Yangtsé… Que d’eau… Le lac Baïkal, le plus profond du monde…
D’aboville,
la traversée de l’Atlantique à la rame… Ah, tiens,
écoutez ça, c’est assez curieux… C’est de Théophile
de Viau, un poète périgourdin du début du dix-septième : « Je
n’ai repos ni nuit ni jour » Un spasmophile, certainement…
« Tout
me nuit, personne ne m’aide,
Le
mal m’ôte le jugement,
Et
plus je cherche de remède,
Moins
je trouve d’allègement.
Je
suis désespéré, j’enrage,
Qui
me veut consoler m’outrage,
Si
je pense à ma guérison,
Je
tremble de cette espérance,
Je
me fâche de ma prison. »
-
C’est incroyable… Il était spasmophile, vraiment ?
-
Peut-être, mais attendez la suite :
« …Et
ne crains que ma délivrance.
Orgueilleuse
et belle qu’elle est,
Elle
me tue, elle me plaît. »
- Ah,
d’accord… Il y a encore des histoires d’eau ?
- Sûrement…
Voyons… Voyage autour du monde par la frégate La Boudeuse, Louis-Antoine de
Bougainville…
Jean-Francois de La
Pérouse… James Cook…
Charcot…
Moitessier…
Cousteau… Tabarly…
Magellan…
Aucun client pour moi là-dedans. Que voulez-vous… il y a des gens comme ça
qui ne se sentent bien que sur l’eau… Ah ! voilà ce que je voulais
vous montrer : La vie quotidienne
des Cap-Horniers au début du siècle. Edifiant ! Il y en a qui prétendent
qu’en enfer il y a des flammes, pour eux, il y avait des vagues. Des vagues
immenses, glaciales, et des gouffres béants. Regardez.
J’ai ouvert le gros livre illustré. On y voyait des photos de magnifiques
voiliers, des trois mâts racés et élégants, beaux comme des maquettes de
collection, sauf que c’était des vrais, avec des jeunes gens à peine sortis de
l’adolescence, qui grimpaient dans des gréements vertigineux pour tenter de
carguer des voiles immenses, rigides comme du bois. Ils montraient les gelures
de leurs doigts, de leur nez, de leurs oreilles… Parfois, le pont du bateau
disparaissait presque entièrement sous des lames gigantesques. Le bateau se
couchait sur le flanc, puis se relevait. Je n’ose même pas penser à la
profondeur de l’océan à cet endroit… Le seul refuge possible était les
cabines, mais elles étaient souvent
inondées. Il fallait rester assis sur sa couchette pour ne pas avoir les pieds
dans l’eau. Lorsque les flots étaient vraiment déchaînés, il était impossible
de franchir le cap. Il fallait descendre plus au sud, vers la banquise, là où
il faisait encore plus froid.
-
Non, ce n’était pas des surhommes. Ils avaient des angoisses, mais ils
savaient pourquoi. Ils souffraient d’insomnie, eux aussi, et il n’y avait pas
de médicaments adaptés à l’époque. Alors on utilisait largement le Schnaps. Le
Schnaps ou le Rhum. Pour se réchauffer, pour avoir moins peur de la mort, pour
trouver le sommeil. Le schnaps, c’était l’anxiolytique du Cap-Hornier…
Peut-être avez vous été Cap-Hornière dans une autre vie… C’est votre Karma…
-
Il n’y avait pas de femmes sur ces bateaux ?
-
Si. Certaines accompagnaient leurs maris. Parfois, elles accouchaient au
Chili, et franchissaient le Horn dans la tempête, au retour, avec leur bébé dans
les bras.
- J’ai
du mal à imaginer ce que ça pouvait être…
- Je
ne sais pas si je dois le prendre comme un compliment ? Savez-vous que
le premier et dernier roi de Patagonie, Antoine
de Tounens, est enterré près d’ici, à Tourtoirac, en Dordogne. Curieux,
non ?
- Vous
ne ressemblez pas aux médecins que je connais... Qu’est ce que vous essayez de
faire ?
-
J’essaie de suivre la logique des êtres, de dédramatiser leurs
problèmes, je recherche ce qui est enfoui, je leur demande de s’exprimer, de
faire le chemin, je leur apprends à s’assumer, à se rendre moins dépendants de
l’espoir et de la crainte, comme disait Spinoza. Parfois, mon attitude surprend
les gens. Ils se mettent, comme vous, à
réfléchir sur mon cas et ils en oublient un peu le leur. C’est déjà ça de
gagné... Voilà. Maintenant que vous en savez un peu plus, je vais vous
proposer, parallèlement au traitement, de réduire progressivement ces prises de
benzodiazépines, et nous verrons bien dans quelques temps s’il est possible de
les supprimer totalement. Il nous reste un peu de temps. Si vous le voulez
bien, nous allons commencer aujourd’hui par un exercice de relaxation un peu
particulier. Cela nécessite le placement dans un léger état d’hypnose…
J’eus
un mouvement de repli. Je pensais que la consultation était terminée…
- Je
ne suis pas très réceptive à ce genre de choses, fis-je, et j’ai peur de
n’avoir pas beaucoup d’affection pour les hypnotiseurs…
-
Inutile de recourir aux services d’un hypnotiseur. On peut s’hypnotiser
soi-même très facilement. C’est moins banal et c’est plus sûr. Il n’y a rien de
magique ou de sorcier là dedans. Pour vous le décrire, c’est un peu similaire à
ce que l’on ressent lorsque l’on entre dans cet état intermédiaire entre la
veille et le sommeil. Quand on pique du nez, quand on ne peut plus tenir les
yeux ouverts. Tout le monde connaît ça… Cela arrive souvent le soir, devant la
télévision, ou l’après-midi, en pleine réunion de travail. En voiture aussi,
malheureusement, lorsque l’on commet l’erreur de prendre le volant alors que
l’on est en manque de sommeil. C’est aussi criminel que de le faire lorsqu’on
est ivre, sauf qu’on ne peut pas le mesurer en soufflant dans un ballon. On ne
dort pas encore, mais on est déjà déconnecté de la réalité. Certains parlent
d’état second, mais cela n’a rien à voir avec du music-hall. C’est un état qui
optimise les exercices de relaxation. Nous pouvons essayer ensemble une
première fois, si vous voulez, ensuite vous le ferez seule, ce sera un jeu
d’enfant.
Je n’étais pas très chaude pour me lancer dans ce genre d’expérience, et la
perspective de perdre le contrôle de moi-même ne me disait rien de bon. Ca
devait se voir à ma tête…
-
Je ne pense pas y arriver, fis-je, je ne crois pas à ce genre de choses,
et je n’ai jamais su me relaxer vraiment…
-
Qui parle de croyance ? Sommes-nous en train de parler de petits
hommes verts ou de divinités dans le ciel ? Est-ce que j’ai un turban sur
la tête ? Est-ce que vous me voyez en train de rouler des yeux globuleux
pour vous faire tomber à la renverse sur le parquet ?
-
On peut essayer, si vous voulez, admis-je, j’ai confiance en vous… pour
l’instant…
-
Lorsque l’on veut faire une bonne relaxation, il ne faut surtout pas se
forcer à se relaxer. C’est comme pour s’endormir, plus vous allez faire
d’efforts pour chercher le sommeil, moins vous le trouverez. Restez assise à
cette table, dans une position confortable, et prenez votre temps.
Il s’assit en face de moi, avec un petit air amusé, et répéta :
-
Prenez votre temps, respirez lentement. Vous vous sentez bien ?
Vous pouvez bailler si ça peut vous aider...
-
Bailler sur commande ?...
-
C’est très facile, je vais vous donner un petit truc qui marche à tous
les coups : concentrez-vous sur votre menton. Relâchez bien le bas de
votre visage. Parfait. Laissez votre bouche s’entrouvrir, puis inspirez par la
bouche lentement, profondément...
Ca marchait... Je baillais autant que je voulais, et je sentais la belle
patine de la table de chêne sous mes mains. C’était une sensation agréable. Le
contact avec le bois me faisait du bien.
-
Fermez les yeux, maintenant, respirez lentement, avec votre ventre,
jusqu’à ce que la tension diminue. Relâchez les muscles de votre visage, puis
ceux de vos mains, de vos bras, et de vos épaules. Ne pensez plus aux tensions
que vous ressentez dans votre corps. Concentrez-vous sur votre respiration, et
sur les parties de votre corps qui sont totalement détendues. Laissez vos mains
posées sur la table.
Maintenant, vous allez visualiser un endroit agréable. Un endroit où vous
aimez vous rendre, pour vous promener ou vous détendre. Est-ce qu’il y en a un
que vous aimez particulièrement ?
-
Oui, il y en avait un… C’était une petite île, au milieu d’une rivière.
-
C’est parfait. Vous pouvez visualiser l’endroit ? Comme si vous y
étiez ?
-
Oui. Il y a un pont pour y aller.
-
Continuez. Il fait beau. Imaginez une longue et tiède après-midi de
dimanche, l’air est doux, la lumière baigne le paysage. Vous traversez le pont
pour vous rendre dans l’île. Respirez lentement. L’air est léger, prenez le
temps de reconnaître les parfums, ceux de la forêt, de la rivière, des fleurs,
de l’herbe coupée. Le vent caresse votre visage. Vous allez continuer seule la
promenade. Marchez lentement, rien ne presse. Je ne serai pas loin derrière
vous. Soyez attentive aux bruits et aux
images. Vous avez franchi le pont, vous êtes seule, maintenant,
continuez.
Je suis arrivée dans l’île, et j’ai traversé le petit bois qui mène au bord
de la rivière. Il y avait beaucoup de monde à cet endroit, comme chaque
dimanche d’été. On cherchait l’ombre, l’ombre bleutée, piquée de violet. Tout
me semblait si lent, si chaud, si calme.
Les dames se protégeaient sous des ombrelles, ou de grands chapeaux colorés.
Certaines lisaient, d’autres faisaient des bouquets de fleurs, ou de la
broderie. Il y en avait même une debout au bord de l’eau, avec une canne à
pêche. Deux soldats bavardaient, raides comme des soldats de plomb. Une petite
fille sautait à la corde. Des barques et des avirons glissaient sur la rivière,
je les voyais, au loin, entre les arbres.
Je me suis assise dans l’herbe, à bonne distance d’un barbu à casquette qui
fumait sa pipe en somnolant. Deux petits chiens jouaient près de moi. Je
commençais à somnoler moi aussi. Ma respiration était très lente, régulière,
j’avais envie de m’allonger et de fermer les yeux, mais il y avait trop de
monde. Mon cœur cogne dans moi poitrine, je le sens, mais cela n’a aucune
importance. Je préfère sentir la caresse de ce vent tiède sur mon visage.
Le temps et l’espace sont comme figés dans cette lumière d’été irréelle.
Ici, rien ne peut m’atteindre. Je sens mon ventre qui se soulève au rythme de
ma respiration. Une petite fille et sa mère s’approchent de moi. Une petite
fille très jolie, avec son chapeau blanc à larges bords, et sa robe blanche
ornée d’une large ceinture rose clair. Un papillon rouge vole autour d’elle,
mais elle ne le voit pas. Elle s’avance vers moi en me regardant fixement. Je
lui souris et j’entends sa voix qui demande :
Qui es-tu ?
Je sens des larmes qui coulent sur mon visage. Elles tombent sur mes mains.
Je ne suis pas en train de rêver. Je ne dors pas. Il ne faut pas que je pleure.
La petite fille se rapproche. Elle tire sur la main de sa mère. Je vois ses
yeux rougis par les larmes. Elle tourne le dos aux barques, elle ne veut pas
faire la promenade sur la rivière, elle veut rentrer à la maison... Les gens
me regardent. Il faut que je me concentre sur ma respiration. Quelqu’un s’approche
derrière moi. Une femme vêtue de noir, immense, avec son
ombrelle. Elle tient un petit singe en laisse… L’ombre gagne du terrain…
L’ombre s’allonge…
-
Isabelle ?
-
Oui.......
LA SUITE DE CE CHAPITRE DANS LE LIVRE ............
pour ceux qui ont envie de connaître la suite.....