Chapitre 22
Lorsqu’il est fatigué, le commun des mortels a
besoin de dormir.
Il dort, et lorsqu’il se réveille, le commun des
mortels est reposé. Il a comme qui dirait récupéré.
Le spasmophile a ceci de particulier que plus il
est fatigué, moins il dort. Et moins il dort, évidemment, plus il est fatigué.
Et plus il est fatigué...
Vous voyez où je veux en venir ?
Dans cet état, il ne faut jamais trop tirer sur la
corde. Jamais aller au-delà de ses forces, jamais atteindre le seuil de
l’épuisement, car la faculté de récupération, déjà modeste, devient carrément
nulle.
J’avais présumé de mes forces. Pas l’habitude.
J’avais trop ramé, au propre comme au figuré, trop fait la sieste, veillé trop
tard, je n’en sais rien, je m’en fous… Les courbatures me torturaient le dos,
je ne savais plus quelle position prendre dans le lit pour les calmer.
Vers minuit, j’ai
compris que je ne dormirais pas tout de suite, et que ça allait poser
des problèmes. Je me suis levée dans le noir, et j’ai cherché à tâtons les
cachets adéquats dans mon sac à main, en faisant gaffe de ne pas réveiller
Karine. Je ne les trouvais pas. Je suis descendue à la cuisine, et puis je
me suis rappelée : Ils étaient dans le petit caisson étanche du canoë,
et c’est Marc qui l’avait gardé. Aïe. Je me voyais assez mal aller lui demander
une consultation en pleine nuit, réveiller tout le monde et leur gâcher le
sommeil et la journée du lendemain. Quelle conne ! J’avais qu’à prévoir
moi aussi... Je le sais pourtant… L’énervement se superposait à la fatigue
et à la douleur. Comme les couches successives dans un gratin dauphinois.
J’ai avisé une bouteille avec une étiquette marquée « Ratafia »
sur l’étagère. Alcool dix-sept degrés, on ne sait jamais, ça pouvait tenir
lieu d’anesthésique. De toutes façons, au point où j’en étais… Je m’en suis
versé une bonne rasade, puis une deuxième.
Je suis sortie dans le jardin. La nuit était fraîche.
Les étoiles brillaient comme jamais dans un ciel noir intense. La vitrine
à bijoux de chez Tiffany’s ! Une
vraie Pas peur. Pas peur de ça. Peur de rien.
A propos de rien : L’effet de l’alcool
commençant à se faire sentir, je me suis posé la question de savoir pourquoi il
y avait quelque chose là haut plutôt que rien.
Pourquoi, hein ?
Juste pour qu’on puisse se poser la question ?
Hé bé voilà. C’est fait. Ca s’arrose, non ? En me posant la question,
j’eus une pensée pour tous les bienheureux qui ne se posent pas de questions,
tous ceux qui croient que le soleil a été créé spécialement pour les éclairer,
et que les étoiles sont apparues dans le ciel pour
leur permettre de savoir s’ils vont gagner au Loto la semaine prochaine…
J’étais complètement pétée maintenant. Mûre pour
une conférence sur le
principe anthropique faible. Sans notes. Tout de mémoire. Je suis remontée
me coucher dans un état second, après avoir heurté le pied du lit avec mon
gros orteil, ce qui m’a fait horriblement mal.
Je suis tombée comme une masse.
Ding, Dong !!
Cette saleté de cloche de l’église m’a réveillée.
Quand c’est pas le coq, c’est le curé… Deux heures à la montre. La bouche
pâteuse, le dos en feu, et la tête dans le Ratafia...
Je suis redescendue à la cuisine en contournant le
Troll qui se curait le nez dans les escaliers… De drôles de petits frissons me
parcouraient le cuir chevelu. Comme si j’avais coiffé un casque à pointes, mais
avec les pointes à l’intérieur, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux
dire...
Le Troll me rejoignit, s’assit sur la table à côté
de la bouteille, sourire aux lèvres et le doigt enfoncé dans le nez.
- Encore un ch’ti coup ? Ricana-t-il.
Non. Pas le Rata. Un grand verre d’eau,
peut-être ? Je suis allé jusqu’à la salle de bains pour vider ma vessie,
et j’ai trouvé de l’efferalgan dans un tiroir. J’ai fouillé tous les tiroirs.
Rien d’autre. Dommage. J’en ai mis trois dans un verre j’ai éteint la lumière
et je me suis dirigée au radar vers le canapé du salon. J’ai dû m’assoupir
parce que la cloche de l’église m’a fait sursauter à quatre heures. Le verre
d’efferalgan était posé sur la table basse à côté de moi. J’avais oublié de le
boire. Je l’ai fait, puis je suis remonté me coucher. J’ai essayé de faire ces
foutus exercices de relaxation, puis de penser à quelque chose d’agréable, puis
de ne plus penser à rien. La cloche de l’église a sonné cinq coups. Trop tard.
C’est râpé maintenant. J’ai attendu que le jour se lève.
Je ne me souviens même pas du petit-déjeuner. Je
sais que je l’ai avalé tout de même, parce que je l’ai reconnu quand je l’ai
vomi ensuite...
En descendant vers l’embarcadère, j’ai, comme on
dit, pris sur moi, mais, j’ai vite compris que c’était inutile. Mes jambes sont
devenues comme du coton, mes lèvres se sont mises à trembler, et je restais le
plus loin possible derrière les autres. Spasmö trottinait derrière moi.
J’avais tenu pendant deux jours, parfois avec la
peur au ventre, parfois en n’y pensant même pas, mais j’avançais, j’avançais,
et j’avais fait tout ça pour me retrouver à mon point de départ ?
Il y avait un café en bas de la rue. J’ai hésité,
puis j’y suis entrée. J’ai traversé la salle sans voir personne, et je suis
allé m’enfermer dans les toilettes. J’aurais voulu être ailleurs mais tant
pis. J’avais un goût amer dans le fond de ma gorge, un goût aigre de colère
et de rage impuissante. Ce n’était même pas la peine d’essayer. J’étais certaine
d’une chose, rien ni personne, aucune force au monde ne pourrait me faire
remonter dans ce canoë. La sensation de peur était atroce. Un peur humiliante
à souhait. Elle me tordait le ventre et m’étouffait comme un serpent enroulé
autour de ma poitrine. Il y avait des graffitis colorés sur les murs, des
prénoms étrangers, et des dates : « David was here », « hi
you cro-magnon », « Peter and Bob », « Quod
vitae sectabor iter ? » Je voyais flou, l’ampoule nue me faisait
mal aux yeux. Qui va s’occuper de moi ? Si au moins je pouvais m’évanouir,
si je pouvais échapper à cette main qui me serre la gorge, je pourrais fuir,
fuir cet endroit, fuir tout le monde, échapper à la honte, aux questions,
mais je n’y arrive même pas. J’ai à chaque fois cette impression d’être sur
le point de perdre conscience, mais ça n’arrive jamais. Je ne suis même pas
capable de tomber dans les pommes. Je suis un boulet, une épave. Me cogner
la tête contre la porte pour m’assommer ? On ne peut pas vivre comme
ça. Un jour je vais devenir folle, folle comme la
mère Angot, je mélange tout, ça fait partie des symptômes, comme l’insomnie,
j’irai m’interner toute seule à Sainte-Anne, je connais le chemin.
J’irai donner du pain aux canards du parc Montsouris. Du pain aux anges. Je
ne peux pas rester ici, les autres vont me chercher. Enfermée dans les toilettes !
Vous vous rendez compte... A son âge... Une belle fille comme ça... Elle a
des problèmes, c’est sûr, pourquoi est-ce qu’elle ne veut pas nous en parler ?
Ca lui ferait du bien d’en parler…
J’ai rabattu le couvercle et je me suis assise. Bouger
le moins possible. Je sais que ça va passer. Ca m’est déjà arrivé. Je ne suis
jamais morte. Personne ne doit me voir dans cet état. Il faut que je trouve
une solution. Je vais faire appeler un taxi et lui demander de me ramener
à Argentat, ou chez un médecin. Si seulement j’avais un de ces foutus
anxiolytiques... J’ai fouillé mes poches
et j’ai réalisé que je n’avais rien. Rien du tout en fait, ni
cachets, ni argent, ni papiers. C’est Karine qui avait mon portefeuille dans
son bidon étanche. Je ne suis plus étanche. Je prends l’eau de partout. Faut
écoper… Je vais attendre que ça passe. Je sais que ça passe au bout d’un moment.
Après j’appellerai un taxi, et je le paierai à l’arrivée. Il faut que je prévienne
Karine.
Des coups frappés contre la porte m’ont fait
sursauter.
- C’est... C’est occupé, ai-je bredouillé.
- Isabelle, tu es là ?
Merde. C’était la voix de Julien. J’étais bien
obligée de répondre...
- Oui...
- Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne te sens
pas bien ?
- Ca va... Ca va passer...
- Il ne faut pas rester là...
-
Laisse-moi tranquille... Ce n’est pas la peine. Je ne peux plus, je veux
rentrer...
C’est là que j’ai vomi. J’ai raté la cuvette...
Julien s’efforçait de garder une voix calme :
- Ouvre cette porte, Isabelle, tu n’as rien à
craindre. Personne ne t’obligera à monter
dans ce canoë. On va rentrer si tu n’es pas bien. Viens, il faut prévenir
les autres...
Les autres ?
On n’allait prévenir personne. Plutôt crever que
quelqu’un me voit dans un état aussi lamentable. J’ai replié mes bras sur mon
ventre et j’ai bloqué ma respiration, pour essayer de calmer la douleur, pour ne plus rien entendre.
- Ouvre Isabelle, je peux t’aider, je sais ce
que tu ressens...
- Non, tu ne sais rien. Tu ne sauras jamais.
Personne ne peut savoir ce que je ressens… Je ne peux pas ouvrir… Où sont les
autres ? Je ne veux voir personne...
- Ils sont à l’embarcadère. Il n’y a que moi.
Tu peux ouvrir ? S’il te
plaît...
On s’agitait de l’autre côté de la porte,
quelqu’un d’autre qui demandait ce qui se passait. Sûrement le patron du
bistro, avec cet accent prononcé.
- Ce n’est rien, expliquait Julien, elle ne se
sent pas bien, ça va passer...
- Ah, faut vous méfier, répondait l’autre, les
touristes, vous n’avez pas l’habitude de manger des produits naturels...
C’est vrai que je me sentais pas bien... C’était
le mot juste. Ca allait passer. Je me suis dit que peut-être il valait mieux
que j’ouvre cette porte maintenant, parce que sinon le patron allait appeler
police secours ou les pompiers, me faire toucher le fond du ridicule... J’ai
entr’ouvert. Julien est entré, et il a aussitôt refermé le verrou. Il a fait la
grimace, puis il a essayé de sourire, mais c’était dur. On est resté plantés là
quelques secondes à se regarder, puis il m’a pris dans ses bras et je me suis
mise à trembler. A trembler de partout, comme une feuille. Ca m’était déjà arrivé, mais jamais à ce
point. Je pouvais pas arrêter le tremblement. Heureusement qu’il me soutenait,
parce que je ne sentais plus du tout mes jambes.
Il disait qu’il fallait que je me calme, qu’on
allait laisser tomber le canoë pour aujourd’hui, que c’était trop pour
une première fois, que c’était juste un peu trop, que c’était rien, qu’il
allait rester avec moi, et qu’on laisserait les autres continuer, mais qu’il
fallait que je me calme, maintenant. En fait, il avait pas l’air rassuré du
tout... Je me sentais conne comme un sac de patates avec mes bras ballants,
alors je me suis accrochée à ses épaules et j’ai fermé les yeux. En d’autres
circonstances, je suis sûre qu’il se serait décidé à m’embrasser. Voilà ce
que c’est : On vomit d’abord, on réfléchit ensuite... Je pouvais pas
prévoir... Je sentais mauvais de la bouche à tomber par terre. Il m’a caressé
les cheveux et je me suis mise à tousser et à hoqueter. J’avais l’air fine...
Quelqu’un a frappé à la porte en braillant :
- Qu’est ce qui se passe messieurs-dames ?
Vous voulez qu’on appelle un médecin ?
Une voix féminine. La patronne qui venait en
renfort, sûrement.
- Ce n’est rien madame, fit Julien, elle a juste
vomi, ça va mieux maintenant, puis à voix basse : Il faut qu’on sorte
de là maintenant, sinon ils vont déclencher le
plan Orsec...
- Je ne veux voir personne...
- Ne t’inquiète pas... On va remonter aux
bungalows, et j’irai prévenir les autres.
- Je vais gâcher la journée de tout le monde...
- Mais arrête... il y a des tas d’autres choses
intéressantes à faire ici à part le bateau...
Oui, me coucher et dormir, dormir par exemple...
La patronne a fait une drôle de tête quand nous
sommes sortis. J’ai bafouillé des excuses, j’ai dit que j’étais désolée pour
les dégâts... Je devais certainement faire pitié...
- Ce n’est pas grave, mademoiselle,
assura-t-elle, j’en ai vu d’autres, vous savez... Vous êtes sûre que ça
va ? Je peux vous indiquer un médecin si vous voulez... Si vous avez
besoin de quoi que ce soit...
Julien a répondu que non, que ça allait, qu’il y
avait un médecin dans le groupe. Nous avons remercié, puis traversé la salle
bras dessus bras dessous entre les tablées de touristes qui prenaient le petit
déjeuner. Ca sentait bon le café au lait et les croissants chauds, les
saucisses grillées et les œufs frits aussi, ce qui était moins agréable... On
s’était adapté à la clientèle anglo-saxonne depuis belle lurette dans le pays,
depuis la guerre de cent ans si ça se trouve... On savait caler l’estomac du
touriste rosé, comme à la maison, avant qu’il attaque la Dordogne à la rame, ou
les randonnées vallonnées le long des berges et dans les collines. Tout le
monde nous regardait évidemment... Non, pas vraiment, mais j’avais l’impression
que tout le monde nous regardait. J’avais souvent cette impression quand
j’étais mal. Je sentais le poids de regards. Mais c’était une fausse
impression. Tout le monde s’en foutait. Non, j’exagère. En fait, personne
n’avait rien remarqué, ou à peine Des touristes un peu dérangés, il y en avait
dans tous les coins par ici, à la belle saison, à cause de quelques excès
malencontreux sur le foie gras, la salade de gésiers, ou le Madiran.
Je n’étais pas vraiment hors de la norme.
Nous sommes remontés directement
au campement. Le troll suivait. Marc et Karine nous attendaient, assis
devant la porte du bungalow. Ils sont venus à notre rencontre. Nous ayant
perdus de vue, ils s’étaient doutés que quelque chose ne tournait pas rond.
Karine m’interrogeait du regard. Elle était inquiète.
Nous n’échangeâmes pas beaucoup de paroles. Mes
yeux rougis, ma démarche mal assurée et ma mine renfrognée en disaient plus
qu’une longue explication. Pour Marc, le diagnostic n’était pas difficile à
faire. Je n’avais pas envie de parler. Je ne faisais que m’excuser, lamentable,
je gâchais tout, j’emmerdais tout le monde, mais non, mais non, qu’ils
disaient, les braves gens... Ca ne me consolait pas, je le sentais bien que
j’étais un boulet à traîner quoi qu’on dise. Je voulais juste boire de l’eau
fraîche, prendre un cachet, et m’allonger sur un lit. Ils étaient tous si
gentils avec moi, si prévenants... On se mettait en quatre pour ne pas me
traumatiser davantage. Suprême délicatesse, personne n’émit l’hypothèse que ça
irait mieux demain et que l’on pourrait peut-être envisager... Non. Personne ne
me posait de questions affligeantes, personne ne me demandait de faire un
effort ou de prendre sur moi, ils auraient dû le faire, peut-être, je ne sais
pas, cela n’aurait servi à rien de toutes façons, je n’en pouvais plus.
Julien voulait rester avec moi, Dieu merci, je
n’aurais pas aimé rester seule. Et puis c’était dans la logique des choses.
J’avais de la chance.
Marc et Karine se proposaient de continuer la
descente avec le groupe, puis de remonter en minibus et de nous retrouver ce
soir aux bungalows.
- Ne restez pas enfermés, conseilla Marc, louez
une voiture et allez faire un tour dans les environs. Prends le guide vert. Tu
devrais l’emmener à Creysse, ajouta-t-il en s’éloignant.
- Parfaitement. Là où je t’ai emmené le mois
dernier. Tu retrouveras le chemin ?
Julien marqua un temps d’arrêt, comme s’il
réfléchissait, puis répondit : « Oui, oui, c’est
possible... » mais il ne semblait
pas convaincu.
- Allez-y le soir, après la fermeture, ce sera
plus tranquille. On vous attendra.
Dès qu’ils eurent tourné le coin de la rue, j’ai
demandé à Julien de récupérer discrètement la pochette bleue qui contenait
mes médicaments dans le caisson étanche du canoë. Pourvu qu’il soit plus étanche
que moi le caisson... J’ai filé directement à la chambre, j’ai pris une douche,
j’ai fermé les volets, et je me suis allongée sur le lit. Si seulement je
pouvais dormir une heure ou deux... Tout irait mieux ensuite. Julien est revenu
avec un verre d’eau et ces pilules divines qui font la fortune des laboratoires
pharmaceutiques. Il s’est assis sur le rebord du lit en souriant et il a posé
sa main sur mon ventre. J’ai pensé : « Oh non, pas maintenant, sil
te plaît... Quand tu voudras, mais pas maintenant... » J’ai fermé les
yeux. Le contact de sa main m’apaisait, ma respiration se calmait, il n’était
plus question de rivière, l’anxiolytique faisait peu à peu son effet, je me
sentais bien à ma place, comme une sardine
dans sa boîte. Alors je me suis endormie.
Je sais que j’ai dormi, parce que j’ai rêvé. Au réveil,
je ne me souvenais plus de mon rêve, juste de son côté familier. Je fis un
effort de mémoire, mais rien ne revenait à la surface. Pas le moindre détail,
le moindre indice, et pourtant je le sentais là tout proche,
à la frontière, comme ces mots que l’on a au bout de la langue, et qu’on
ne parviens pas à retrouver. J’avais rêvé, j’en étais certaine, je venais
de le vivre. Tant pis. Ou peut-être tant mieux... C’était probablement trop
ignoble, trop perturbant, et mon cerveau le refoulait ainsi
dans les oubliettes de mon inconscient, il y a de ces choses qu’il
vaut mieux éviter de regarder en face...
Quand les souvenirs vous rendent malade, le
meilleur remède, c’est l’oubli.
Je me suis rendu compte que je saignais du nez en
voyant des taches de sang sur l’oreiller.
Je n’avais pas rêvé rouge, pourtant... Quoique...
Il ne faut pas que je me mette dans des états
pareils... J’ai pris un kleenex sur la table de nuit et j’ai regardé ma montre.
Il était presque midi. J’avais dormi deux ou trois heures... Et Julien ?
Qu’est-ce qu’il devait penser de moi ? Une fille qui vomit ou qui s’endort
à chaque fois que l’on s’approche d’elle. Sacré bon coup la fille, en vérité...
Il était sûrement parti faire un tour...
J’ai ouvert les volets pour aller sur le balcon.
Il faisait chaud. Un soleil magnifique. Je me sentais beaucoup mieux
maintenant. Personne ne m’obligeait à monter dans ce foutu canoë, c’était
l’essentiel. Je pouvais m’arranger avec le reste. J’avais faim.
Julien était là, juste en dessous. Il avait
soulevé le capot d’une petite voiture blanche et farfouillait dans le moteur.
Il s’occupait les mains pour éviter de penser à autre chose. Je le sais. Tous
les hommes font ça.
il m’aperçut en relevant la tête :
- Ah quand même... Dis donc, t’as eu un sacré
coup de pompe...
- Ca va mieux, oui. J’ai faim. Qu’est ce que
c’est que cette voiture ?
- Je l’ai louée au garage du coin. Habille-toi,
on va faire un tour à la campagne.
- D’accord, mais je voudrais manger avant...
- T’inquiète pas, on va manger, moi aussi j’ai
faim.
Je le sens, je l’agace... Je suis pénible, c’est
évident... Mais je suis sûre qu’il est pénible lui aussi par moments. Il le
cache bien, mais je le sens...
J’ai enfilé mon jeans, je ne souvenais pas de
l’avoir enlevé... C’est pas lui qui me l’a enlevé, au moins… Un coup de peigne,
un coup de brosse à dents, j’avais l’angoisse de sentir mauvais de la bouche,
mais ça allait, j’étais sortable. Mes cils, mon déodorant, où il est ?
J’ai mis du pain d’épices dans mon sac à dos et j’ai rejoint mon jules dans la
voiture toute neuve.
Il y avait une petite crêperie au bord de la Dordogne,
juste à la sortie de la ville, avec une terrasse fleurie et ombragée. On s’est
installés.
On voyait bien passer le cortège des canoës, mais
cela ne me dérangeait pas. Grand bien leur fasse, j’étais tranquille de ce côté
là. J’avais dormi, il faisait beau, le jeune homme en face de moi était pas
mal, avec un peu de bonne volonté, je pourrais même en tomber amoureuse, et
puis j’allais pouvoir remplir mon petit ventre de plein de bonnes choses.
C’était bon. Miam. Plus Breton que Périgourdin,
mais c’était bon quand même. La tarte aux pommes aussi, en me disant qu’on
aurait sûrement l’occasion de faire un peu de marche à pied...
Nous avons passé l’après-midi à arpenter les
environs, les petites routes, les petits villages, un peu à pied, mais beaucoup
en voiture.
Je me souviens du
château de Fénelon, massif et trapu, sous la patine grise de ses toitures
de lauzes, des belles tours rondes et ocres de Puymartin,
des murailles et des chapelles de Salignac,
chères à l’évêque
Boson, un nom à particule, s’il en est, des falaises blondes du cirque
de Montvalent
au-dessus de la rivière, du promontoire de
Copyere, où l’isolement nous avait permis de nous livrer à une bonne séance
de hurlements débiles, face au ravin, une chose que l’on ne peut jamais faire
dans la vie courante, sauf à passer pour fou, un truc pour expulser les démons
du stress par la voix et le souffle, à la manière du Kiaï
japonais, ou du Haka
Néo-Zélandais, décompresser, soulever le couvercle... Les gens ont du s’inquiéter
dans la vallée… Ils ont peut-être cru qu’il était arrivé un malheur, appelé
les pompiers, les hélicoptères, l’armée… Mais qu’est-ce qu’on se sent mieux
après... Puis ce furent les jardins
de Marqueyssac et leurs drôles de massifs de buis taillé, les fleurs partout
dans les villages, les
ruelles dorées. La route.
L’heure avançait. Julien ne parlait presque plus
depuis un moment. Il roulait doucement et semblait réfléchir, comme quelqu’un
qui serait en train de tourner autour du pot. Il était presque huit heures, et
le soleil commençait à descendre vers l’horizon.
- Nous devrions rentrer, fis-je, les autres
vont nous attendre...
- Préviens-les avec ton portable…
J’ai fouillé dans mon sac à dos, mais il n’y était
pas.
- Je crois que j’ai oublié de le prendre...
- Aïe. Pas le moment de tomber en panne,
alors...
En panne ? Le mauvais film de la
nationale 7 défila dans ma tête à vitesse accélérée. Des souvenirs lointains,
mais mauvais. Un mauvais goût dans le fond de la gorge, comme quelque chose
qui vous empêche de déglutir. L’image du camion devant moi, de la station-service,
du moteur qui fumait… Comme au début
d’Apocalypse Now, quand la vision des hélicoptères lui revient, à cause
des pales du ventilateur… This is the end, beautiful friend…
- Nous sommes à peine à un quart d’heure,
continuait Julien, profitons du coucher de soleil. J’ai encore quelque chose à
te montrer.
- Quoi ?
- C’est... Comment dire... une sorte
d’architecture végétale, très habile, c’est inattendu, tu verras...
Je n’aime pas les surprises en général, et comme
une intuition, celle-là ne me disait rien qui vaille en particulier, mais
j’aime bien les jardins, alors un jardin au coucher du soleil, avec un charmant
garçon, je ne pouvais pas laisser passer ça... Il avait une idée derrière la
tête, c’est évident, peut-être simplement créer une situation favorable pour me
demander en mariage ou quelque chose comme ça... Je l’ai regardé, mais il
fixait la route de son œil bleu. J’avais envie de lui dire :
« saute-moi dessus tout de suite, c’est le moment maintenant... »
mais je suis incapable de faire ça...
Julien a arrêté la voiture sur le bas-côté, au
sommet d’une petite colline. La vue était magnifique de partout. On y voyait,
selon mon guide, jusqu’à quarante kilomètres, ensuite, le paysage se diluait
dans une brume bleutée.
Une riche campagne s’étendait à nos pieds. Une
terre grasse et généreuse. On sentait bien qu’ici on pouvait mourir de n’importe
quoi comme ailleurs, mais sûrement pas de faim...
Julien montrait du doigt et me décrivait les champs
de maïs, de colza, de blé, d’orge, de luzerne, de tabac, aussi, malheureusement,
la vie, la mort, et puis les vignes, les vergers, les vaches, les poules,
les lapins, les noix et même les bananiers, mais oui madame, ici aussi, les
bananiers…
- Mais où est ce fameux jardin ?
m’inquiétais-je.
- Quel jardin ?
- Le septième jardin, celui du bonheur…
- Comment ?…
- Nous devions visiter un jardin, non ?
Une architecture végétale...
- Ah, oui,
ce n’est pas exactement un jardin, mais on en trouve dans certains jardins,
c’est vrai...
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Regarde là-bas, vers la droite, tu ne vois
rien ?
Je ne savais pas ce qu’il fallait voir, mais
maintenant qu’il me le disait, et avec un petit effort d’attention, je
percevais une différence à la surface de l’un des champs, comme si la
végétation avait été taillée en forme de cercles et de rectangles. Un cercle
immense, avec d’autres figures géométriques plus petites à l’intérieur, je les
distinguais nettement à présent, cela se détachait un peu des champs alentour,
tous plus uniformes.
- Je ne vois rien de particulier, sauf ce champ
taillé en cercle...
- C’est bien, c’est ce qu’il fallait voir...
- C’est quoi ?
- C’est du maïs.
- Bien...
- Viens, on va y aller voir de plus près.
Nous reprîmes la voiture pour parcourir les quelques
kilomètres qui nous séparaient de la chose. Cette chose qui n’avait rien d’un
jardin et qui par conséquent ne m’intéressait pas outre mesure. J’avais déjà
vu des tas de cultures de ce type, photographiées
du ciel en Israël, en Asie, ou aux Etats-Unis, ça me barbait de faire
ce détour, je voyais le soleil descendre sur l’horizon, les ombres s’allonger,
j’avais faim, je me sentais devenir légèrement grognon...
- Tu me fais venir jusqu’ici à cette heure pour
admirer un champ de maïs ? grognais-je donc...
- Attends un peu...
Il gara la voiture sur ce qui ressemblait à un parking,
à l’entrée du champ, sous les noyers, devant un petit chalet de bois sur lequel
était cloué un grand panneau de bienvenue : « Labyrinthus, le plaisir
de se perdre et de se retrouver, ouvert au public de 10 h 30 à 19 h 30 sans
interruption » mais je ne voyais pas de labyrinthe.
Ah si, un plan sur un panneau, à côté du chalet, près de ce qui devait être
le guichet d’entrée.
- Regarde, fit Julien, en me montrant le plan,
ils ont tracé un labyrinthe
à l’intérieur du champ de maïs. C’est géant non ? C’est géant vert !
Neuf hectares ! Huit kilomètres de couloirs dans toutes les directions.
Huit cent mètres de diamètre. Le plus grand labyrinthe
du monde.
Je comprenais. Ce
cercle immense que l’on voyait du sommet de la colline, ce n’était pas
une culture, c’était une attraction... Cela devait beaucoup amuser les touristes,
surtout les enfants, qui adorent jouer à se perdre et à se faire peur. Bon.
On y va maintenant ?
- Il faut bien s’imprégner du plan avant d’y entrer,
continuait Julien, regarde, ça ressemble à un
Mandala, non ? Tu vois le point central ? C’est le
Bindu. Les Tibétains disent que la contemplation du Bindu permet de se
maintenir en bonne santé, alors contemplons ! Pourquoi se priver ?
« Sur les pas de Victor Hugo…. » disait
l’affiche au-dessus du plan. Mais que vient faire Victor Hugo dans cette galère
végétale ? Victor Hugo. L’eau de la Seine lui avait prit sa fille chérie,
Léopoldine,
morte noyée lors d’une promenade en barque. La profondeur assassine de l’eau
le fascinait et le torturait
au moins autant que moi. Ses vers me revenaient : « Dans
une mer sans fond, par une nuit sans lune, sous l’aveugle océan, à jamais
enfouis… » « Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire… »
« O flots, que vous savez de lugubres histoires ! Flots profonds,
redoutés des mères à genoux ! »
Hou-là... Je le pris par le bras en lui
disant :
- Allez, viens, il faut rentrer, il va faire
nuit...
Mais il avait une idée derrière la tête, cela se
confirmait...
- Attends... On va juste y faire un tour. Il
faut le voir de l’intérieur, c’est vraiment impressionnant.
- Oui, justement, c’est une excellente raison
pour ne pas y entrer...
- Pas de soucis, le gardien fait les
trente-cinq heures. Il est devant sa télé à cette heure-çi...
Et de me tirer par le bras...
- Arrête... Ca va pas bien, non ? on ne peut
pas entrer là dedans, c’est interdit... Tu ne vas pas recommencer le
coup du cloître ? Tu veux nous attirer des ennuis ou quoi ?...
- Mais non... On ne fait rien de mal... Il n’y
a plus un chat à trois kilomètres à la ronde. Juste cinq minutes...
Il en démordrait pas. L’agacement me gagnait, avec
son cortège de petites misères... Sur l’échelle de l'humeur, je passais de
grognon à ronchon, en me disant qu’il valait mieux le suivre, si je ne voulais
pas qu’on y passe la nuit.
- Il faut faire une petite
gymnastique mentale avant d’y entrer, continuait-il de plus belle, il
faut parcourir le plan des yeux, tout doucement, le graver dans sa tête. C’est
un peu comme un cheminement de l’extérieur de soi vers l’intérieur. Tu vois
ce que je veux dire ?
Je ne voyais rien du tout, et j’avais hâte d’en
finir avec ces enfantillages... On a franchi la clôture pour entrer dans le
champ de maïs. C’était plus sombre à l’intérieur, comme un couloir entre de
grandes pousses compactes qui portaient des épis pas encore mûrs. Je n’aimais
pas du tout...
- Tout va bien se passer, rassura Julien, il
faut juste éviter de déranger la bête...
Et moi comme une gourde :
- Quelle bête ?
- Le maître des couloirs, le seigneur des
impasses, le cauchemar de Dédale, la chimère à corps d’homme et à tête de
taureau, née des amours monstrueuses du dieu Poseïdon et de la reine Pasiphaë,
femme de Minos, roi de Crète. Celui qui terrorisa et massacra des dizaines de
jeunes Grecs, livrés en sacrifice, avant que Thésée n’en vienne à bout, avec
l’aide de la belle Ariane, tu sais, et de son fameux fil...
Mais ce ne fut pas le Minotaure qui apparut au
détour d’un couloir. Ce fut le Troll... Il trottinait devant en se retournant
de temps à autre pour nous faire signe de le suivre. Il y avait des couloirs en
ligne droite, suivis de courbes et de zigzags, des angles droits, des
demi-cercles, et des impasses. Des tas d’impasses.... Il fallait sans cesse
revenir sur ses pas, mais pour aller vers où ? Je repassais encore au même
endroit c’est pas possible... Je ne marchais pas assez vite. Le Troll avait
disparu devant moi. Moins vite. Des bruits dans le feuillage… Je me suis
arrêtée et j’ai réalisé. Julien n’était plus là. Mais depuis combien de
temps ? Boum Boum dans ma poitrine. J’ai appelé, j ‘ai dit que
c’était pas drôle, mais rien du tout. Pas de réponse.
Quel con, quel petit con ! Vraiment n’importe
quoi... Que je sorte d’ici, vite et qu’on en finisse... Saleté de plan. Quelle
salade dans ma tête. Il faut que je suive un mur, tout le temps, ça doit
forcément aboutir à une sortie... Je l’ai fait. J’ai croisé le Troll, deux
fois, pour un peu, je lui aurais presque demandé de l’aide. Il n’y avait que
des impasses de ce côté, des fausses sorties, des endroits où j’étais déjà
passée plusieurs fois, mais je n’étais pas sûre, plus aucun couloir droit, rien
que des courbes, je devais être vers le centre, là où se trouvait le danger, il
fallait que je fasse demi-tour... Je marchais vite, je m’essoufflais,
j’essayais de ne pas courir. Je ne faisais que revenir sur mes pas. Les courbes
tournaient dans l’autre sens et se terminaient en impasses. J’ai appelé de
nouveau. Il fallait rentrer. Arrêter ce jeu ridicule. Ma voix ne portait plus.
Elle sortait à peine de ma gorge tellement c’était noué à l’intérieur. Le Troll
passa entre mes jambes et disparut dans un recoin en ricanant. Il fallait que
je me souvienne du plan, pas de cette spirale. La nuit tombait et les pousses
de maïs paraissaient de plus en plus hautes, de plus en plus compactes. C’était
comme une forêt de bambous. Je respirais trop vite et j’avais soif, à cause de
cette brûlure au fond de la gorge. Plus moyen d’appeler. Il fallait peut-être
essayer de rentrer dans le champ et de le traverser en ligne droite, mais il y
avait sûrement des serpents qui nichaient dans les pousses, ou même des rats.
Et puis où était la ligne droite ? Je ne savais plus. Huit
kilomètres ! Je pouvais y passer toute la nuit...
Je me suis mise à courir, mais ça n’allait plus du
tout. Mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine, comme s’il voulait en sortir,
lui aussi, et puis j’ai entendu ce chien aboyer.................
LA SUITE DE CE CHAPITRE DANS LE LIVRE ............
pour ceux qui ont envie de connaître la suite.....